Tribune
Le dirigeant en transition : révélateur d’un inconfort collectif
2025 marque une année de bascule pour les entreprises françaises : plus de 32 000 d’entre elles ont connu de graves difficultés au premier semestre, menaçant près de 150 000 emplois et mettant les dirigeants face à une incertitude permanente. Jamais la figure du manager de transition n’a autant fasciné et dérangé à la fois, incarnant les paradoxes d’une époque exigeante et troublée.
On célèbre la transition comme une promesse. Mais on parle peu de ceux qui la portent. Le dirigeant en transition n’est ni un héros ni un technicien. Il est une figure paradoxale, à la fois attendue et rejetée, révélatrice des tensions profondes de notre époque. Dans un contexte où les lieux de transformation (tiers-lieux, établissements expérimentaux, entreprises à mission) sont scrutés, parfois idéalisés, parfois contestés, la question du changement traverse toutes les organisations.
Une figure qui trouble l’ordre établi
Il y a des mots qui brillent comme des promesses. « Transition » en fait partie. Il évoque le mouvement, l’avenir, la responsabilité. Mais que se passe-t-il lorsque ce mot, porté par l’enthousiasme du changement, devient source de malentendus, de résistances, voire de rejet ? Que se passe-t-il lorsque celui qui l’incarne devient, non pas un repère, mais un point de friction ?
Le dirigeant en transition n’est ni un gestionnaire classique, ni un militant. Il évolue dans un entre-deux instable, sommé de transformer sans brusquer, d’innover sans déstabiliser, de réconcilier des injonctions souvent contradictoires. Il est attendu sur tous les fronts : performance, sens, inclusion, sobriété, exemplarité. Et pourtant il est souvent perçu comme celui qui dérange.
Le coût invisible du changement
Toute transition authentique implique une perte, de repères, de routines, de certitudes. Même lorsqu’elle est nécessaire, elle suscite des résistances. Le dirigeant cristallise alors les peurs, les colères, les projections. Il est jugé, non sur ce qu’il fait, mais sur ce qu’il incarne, une lecture binaire qui occulte la complexité réelle des trajectoires, des arbitrages, des tensions vécues.
Cette tension rarement nommée, est au cœur de la crise de légitimité que traversent de nombreuses organisations. Selon des enquêtes récentes, la confiance dans les institutions demeure fragile en France, les dirigeants naviguent dans un brouillard d’attentes floues et de normes mouvantes.
Il faut tenir dans l’incertitude, sans renoncer à la clarté. Ce n’est pas une posture héroïque, mais une condition de travail. Elle impose un courage discret : porter le changement sans en masquer les coûts.
Une morale qui simplifie le réel
Cette complexité est souvent masquée par une morale simplificatrice. L’écologie, par exemple, tend parfois à se muer en doctrine, en grammaire morale, voire en religion civile. Comme l’a montré Bruno Latour, elle entretient des récits fondateurs, des prescriptions normatives, et une forme de communion autour de valeurs partagées. Pourtant, malgré tous les efforts, le bilan environnemental en France reste préoccupant : émissions de gaz à effets de serre élevées, artificialisation des sols, perte de biodiversité.
La transition devient aussi sociale et institutionnelle. Elle est le point focal de la contestation des hiérarchies. Elle interroge les figures d’autorité, les structures établies, les rôles traditionnels. Le dirigeant, même animé par une volonté de transformation, devient alors le symbole d’un pouvoir qu’on conteste, parfois avant que l’on comprenne vraiment ses ressorts.
Ce paradoxe vaut également au sein des organisations les plus engagées dans le changement. Ceux qui réclament le changement réclament aussi le confort du non-changement, du sens sans perte, de la transformation sans rupture. Les espaces qui célèbrent la transition (entreprises à mission, tiers-lieu, collectifs engagés) deviennent ainsi des lieux où l’on redoute ses effets sur les rôles, les rythmes, les responsabilités.
Une posture à réhabiliter
Clément Rosset rappelait que le réel est ce qui ne dérobe pas. Le dirigeant en transition est précisément celui qui ne se dérobe pas. Il accepte d’avancer dans l’incertitude, sans renoncer à la cohérence. Il ne prétend pas sauver le monde, mais tente de le transformer à hauteur d’homme.
Cette figure mérite d’être réhabilitée. Non pas glorifiée, mais reconnue dans sa fonction de révélateur. Elle met en lumière ce que nous refusons parfois de voir : le changement commence là où le confort s’arrête. Et toute transformation réelle suppose, en creux, une part de solitude.
Jean-Marc Esnault est dirigeant, consultant et auteur. Il accompagne les organisations publiques et privées dans leurs trajectoires de transformation. Son dernier essai, TRANSITION – Le mot qui voulait tout changer, interroge les tensions entre récit, action et légitimité dans les dynamiques de changement.